Algues
L’étrangeté des aspects de cette ville – l’auteur ne dit pas, ou ne sait pas, son nom… – et des événements singuliers ou fantastiques qu’il y rencontre, donne une signification particulière au sous-titre de ce livre déroutant – au sens littéral du mot – et fascinant : fragment d’un journal intime. Supposez qu’un homme écrive le journal de sa vie vécue en rêve, nuit après nuit, en même temps que le journal de la vie réellement vécue, que les expériences de la veille et celles du songe se superposent, s’entrecroisent, que l’imaginé et l’éprouvé s’entrelacent comme les couloirs du labyrinthe jusqu’à ne pouvoir se distinguer l’un de l’autre, cela donnerait à peu près l’atmosphère de ce beau et bizarre roman. Les êtres et les choses, les canaux de cette ville insulaire enroulés les uns autour des autres comme les anneaux d’un serpent qui chatoie et qui étouffe, avec leurs eaux lentes ou sauvages, leurs algues caressantes, adorables, féroces, tout y est de la même nature que les songes, tout en étant objectivement et durement vrai.
Le talent de Marcel Brion à rendre réel l’impossible construit un univers fantastique et pourtant quotidien. Ce n’est pas seulement sur le plan horizontal que cette ville énigmatique est bâtie, mais aussi dans d’autres dimensions, celles des rêves servant de paliers aux dimensions des mythes. L’auteur de L’Ombre d’un arbre mort et de Nous avons traversé la montagne, ces chefs-d’œuvre du « concret onirique », atteint, dans l’invention de ce monde invraisemblable et tangible, cette puissance de conviction et d’émerveillement qui se manifeste avec tant de naturel qu’elle met l’« impossible » à la portée même de nos yeux, de nos mains, de notre cœur.